Rouergue d'amour

Après les trois premiers volumes de ses Chroniques démiurgiques, publiées en 2020, qui constituaient « un mémorial de Terrefort », Franc Bardou poursuit, avec ce volume 4, son chemin vers la mémoire trop vite évacuée de la première partie de la seconde guerre mondiale, qualifiée avec condescendance de Guerre Civile d’Espagne. Dans les pas d’Albert Camus et de ses idées sainement libertaires, l’auteur mêle activement le passé fasciste de l’Europe des années 30 du siècle dernier à celui des années 20 du siècle actuel. Il illustre ainsi, à l’aide d’images fortes et parfois violentes, héritières des évocations critiques sans concession du grand prédécesseur Pèire Cardenal, l’état d’urgence poétique qu’il estime y avoir à réagir, sans plus attendre, aux politiques iniques de l’ignorance, de la peur, du sécuritarisme soumis et insensé, de la haine de l’Autre, et des violences policières de plus en plus banalisées, comme aux heures les plus sordides du siècle précédent. 

Couverture de recueil de poèmes, Franc Bardòu
180 pages - ISBN 979-10-93692-33-3 - Prix de l'éditeur : 15€

Chaque poème n’en est pas moins un hommage aux victimes du fascisme ibérique et à ses survivants, revenus effarés des pires horreurs du monde de la peur et du mépris, pour ne pas oublier, ni ne pas s’endormir dans les illusions consuméristes les plus serviles, illusions dramatiquement démissionnaires de toute dignité collective. 

C’est pourquoi chaque poème ou presque se retrouve accompagné de la citation minutieuse de travaux d’historiens tels que le remarquable Paul Preston, afin de bien éclairer la conscience de ses lecteurs sur les événements du sinistre passé auxquels renvoient ses propos souvent très contemporains.

Poèmes extraits du recueil

aux victimes d’Arnedo
in memoriam

« Plût aux dieux, ô mon triste cœur, que le Destin eût un sens ! Ou bien plutôt, plût au Destin que les dieux en aient un ! »

Fernando Pessoa (1888-1935)
in Le livre de l’intranquillité.

« Oui, c’est une génération intéressante et d’abord parce qu’en face du monde absurde que ses aînés lui fabriquaient, elle ne croyait à rien et vivait dans la révolte. »

Albert Camus (1913-1960)
in La Crise de l’Homme. 1946

L’horreur du mal

Poème 178

Entre les quatre murs de tes désolations,
au monde absurde et vain qui t’assigne à la course,
à courir toujours plus, et de plus en plus vite,
rien que pour parvenir, mais avant tous les autres
à dégager profit pour tous tes exploiteurs,
tu ne vois plus pourquoi il faudrait donc te battre
et sacrifier même toute saveur de vie.

Quoi, de plus grand que toi, te pousserait à vaincre,
toute peur, toute erreur, toute désespérance,
dans la cité perdue que hante la finance ?
Quoi, de plus grand que toi, te pousserait encore
à juger ton voisin, en totale assurance,
dans la cité absurde où règne la puissance ?
Seule l’horreur du mal pouvait bien t’éclairer.

Et puisque devant toi, nul ne voit qu’une route
qui de la peur sordide conduit à chaque doute,
à tâtons dans le noir, dans la nuit de la terre,
tu avances de douleur en douleur, au hasard,
quêtant quelque lumière qui pourrait préserver
une once d’espérance en dehors de ce monde
vide de dieu, de sens, comble de malveillance.

C’est par l’horreur du mal que tu apprends l’amour
que tu peux, dans ton cœur, puiser dans l’or du bien
qui scintille toujours dans la nuit la plus vraie.

« Le 5 janvier 1932 a lieu la plus choquante de ces actions, quand vingt-huit gardes civils ouvrent le feu sur une manifestation pacifique à Arnedo, petite ville de la province de Logroño (…). Sans motif apparent, la Garde Civile ouvre le feu, abattant une ouvrière, une mère de 26 ans enceinte, son fils de deux ans, et trois autres femmes. Cinquante autres citadins sont blessés par balle, dont de nombreuses femmes et des enfants, certains en bas âge. Au cours des jours suivants, cinq autres personnes succombent de leurs blessures et beaucoup doivent être amputés, notamment un garçon de cinq ans et une veuve, mère de six enfants. Les habitants d’Arnedo vont encore souffrir durant les premiers mois de la guerre civile. Quarante-six d’entre eux sont assassinés entre fin juillet et début octobre 1936, dont certains déjà blessés en 1932. » Cf. Paul Preston, Une guerre d’extermination, Espagne 1936-1945, Texto, Ed. Tallandier, Paris, 2012-2019.

aux héros républicains de la bataille de Teruel in memoriam

« Car où est Manuel Gonzáles,
Où sont Pedro Aguilar,
Et Ramón Fenellosa ?
Les vers de terre savent où ils sont.

Ton nom et tes hauts faits étaient déjà oubliés
Avant que tes os ne se dessèchent (…)

Mais ce que j’ai vu sur ton visage
Aucune force ne peut le ravir :
Aucune bombe jamais, où qu’elle éclate,
n’en fracassera l’esprit cristallin. »

Eric Arthur Blair, dit « George Orwell » (1903-1950) in Retour sur la guerre d’Espagne. 1942

« Les tyrans monologuent au-dessus de millions de solitudes. Si nous refusons l’oppression et le mensonge, au contraire, c’est que nous refusons la solitude. Chaque réfractaire, lorsqu’il se dresse devant l’oppression, affirme du même coup la solidarité de tous les hommes. »

Albert Camus (1913-1960)
in Hommage à un journaliste exilé. 1955

Aube de Teruel

Poème 183

Au point du jour, dans les ténèbres
d’une nuit de givre et de feu
qui erre encore entre les restes
éparpillés des compagnons,
tu avances au hasard, éperdu,
de mort en désespoir, en flaques
de sang et de tripes et de boue,
avec dans le cœur l’espérance
qu’à toujours tenir l’arme en main,
le dernier instant adviendra
avec la bonté d’accorder
un sens, une raison de choir.

Mais rien ne vient d’un tel enfer
que des raisons de tout vomir,
de cracher contre la muraille
meurtrie de mille impacts de balle,
pour des condamnés par centaines,
jugés pour ne pas bien penser,
jugés pour des crimes inventés.

Rien ne te vient d’un tel enfer
qu’une intense envie d’y survivre,
pour résister, pour t’opposer,
pour encore, au hasard, lutter.

Rien ne te vient d’un tel enfer
que l’envie de tenir ton arme
tant qu’elle encore, au moins, te tient,
pour, à tâtons, aller, dans l’ombre
vers un point du jour attendu,
dans d’autres places, d’autres villes,
d’autres horizons où stopper
cette racaille autoritaire
qui exécute tout opposant
à tout son chaos insensé,
suprématies en addiction
au pouvoir, pour le seul pouvoir.

à Isabel Atienza
in memoriam

« Et puisque nous pensions que rien n’a de sens, il fallait conclure que celui qui a raison, c’est celui qui réussit. (…) On a remplacé le nihilisme par le rationalisme absolu et dans les deux cas, les résultats sont les mêmes. (…) Et comme ces accomplissements ne peuvent être servis que par des moyens ordinaires qui sont les guerres, les intrigues et les meurtres individuels et collectifs, on justifie tous les actes non pas en ce qu’ils sont bons ou mauvais, mais en ce qu’ils sont efficaces ou non. »

Albert Camus (1913-1960)
in La Crise de l’Homme. 1946

Isabel la Católica

Poème 186

Le soir s’étire de souffrances
dans le creux de ta main blessée,
et tes plaies, déjà crucifiées
aux quatre recoins de l’horreur,
hurlent sans fin contre le mur
sourd et glacial de cruauté
qui s’invente une autorité
pour suspendre ton dernier souffle
aux branches de cet arbre mort.

Plus digne encore qu’une reine,
et plus chrétienne qu’un évêque
de cette Espagne ensanglantée,
tes bras meurtris, frappés, attirent
l’étendue si sale d’un ciel
qui ne répond rien à tes cris,
à ta supplique stupéfaite
devant ces corps tous fracassés
de plombs, de haine et de soir vide.

Ce ciel obsessionnellement
bleu et muet, puant et vain
écoute rire la justice
en putréfaction de la junte
alors qu’elle danse sur les tripes
que tu leur laisses en témoignage
de ta noblesse inextinguible
et de la dignité des tiens
devant la bave de la bête.

Tu es reine sans nul héritage
que ce sordide tas d’ordures,
des corps d’innocents entassés
dans la fosse absurde et fétide,
d’un pays dès lors ravagé
par des hordes de brutes sombres.
Nous n’y sommes rien que du vent
hors la lumière de ta grâce.

« Quand les leaders ouvriers restent introuvables, des membres de leur famille sont pris comme otages [par les forces rebelles fascistes de 1936]. Le leader communiste des dockers de Seville, Saturnino Barneto Atienza, se cache et finit par gagner la zone républicaine. Sa sœur, sa femme, sa fille et sa belle-mère sont détenues dans des conditions inhumaines pendant toute la durée de la guerre. Sa mère, Isabel Atienza, âgée de soixante-douze ans, catholique dévote, est arrêtée et interrogée. Le 8 octobre, elle est obligée d’assister à une exécution dans le cimetière puis, gravement perturbée, elle est emmenée sur une place voisine de sa maison où elle est fusillée. Son corps reste une journée entière dans la rue. » Cf. Paul Preston, Une guerre d’extermination, Espagne 1936-1945, Texto, Ed. Tallandier, Paris, 2012-2019.

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