Sextant de Vers - À l'école de Ribérac, une anthologie de sextines

Contrairement à ce que croyait Louis Aragon, la courtoisie n’est pas née en France, mais en Occitanie. Effectivement, cet art de vivre et de créer a envahi l’Europe occidentale, sans faire souffrir, humilier, aliéner, renier, déposséder ni spolier quiconque ni de sa langue, ni de sa culture, ni donc de la conscience de soi-même. Mais ce ne fut pas la France — la terre de la langue française — qui donna aux Minnesänger, aux Fideli d’Amore, aux Trouvères puis, bien plus tard, aux romantiques ni aux surréalistes de l’Amour Fou son art spécifique de vivre et de versifier, mais bien l’Occitanie — la terre de la langue occitane —, avec sa sœur artistiquement consubstantielle, la Catalogne — la terre de la langue catalane. Dans la débâcle de 1940, Louis Aragon a pensé recevoir « une leçon de Ribérac », accordée par un maître de langue occitane, Arnaut Daniel. Et nul doute que sa courtoisie l’en eût inspiré, et ce, même, profondément. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les poèmes qu’il a dédiés à Elsa, sa bien-aimée. Nulle surprise à le constater, lorsque on considère avec lui ses origines familiales occitanes, passant par la Provence.

Couverture de recueil de poèmes, Franc Bardòu
72 pages - ISBN n° 979-10-93692-20-3 - Prix de l'éditeur : 15€

Mais cela n’est pas la France, ni sa dignité, ni sa fierté. Par contre, considérer bien à tort le contraire, cela est assurément l’orgueil français, destructeur d’altérité dans toute sa splendeur. Car en réalité, c’est bien à l’Occitanie, à son ancienne poésie d’oc qu’il devait « probablement l’honneur de sa vie », non pas à celle de ses pâles imitateurs, les Trouvères de langue française qui n’ont rien inventé.

Pour cette raison, Franc Bardòu a pensé qu’il se devait de reprendre « la leçon de Ribérac » là où Louis Aragon l’avait laissée, afin d’apprendre à œuvrer selon l’art et le génie du maître Arnaut Daniel, se faisant écolier d’amour comme il dut le faire, pour boire au moins un peu à la source qui, de lui à nous, rayonne encore d’un breuvage de feu bien vif. Aimer comme lui aima, bien sûr. Mais pas seulement. Si, comme le dit Jacques Roubaud, « la sextine établit un désordre ordonné », la palpitation invisible de l’Être ordonné dans le néant désordonné du chaos de ce monde a semblé convier l’auteur de cet ouvrage rassemblant une trentaine de poèmes à l’expérimentation de la spectaculaire et hypnotique architecture de la sextine de Ribérac, mais cette fois-ci dans sa langue et pour sa langue.

Être et néant, se mêlant, dans l’espace et le temps enclos d’une création, comme en une cage de laquelle un sens par définition insaisissable — mais pouvant nous saisir — peut seul s’échapper, malgré la contrainte fatidique de la structure mathématique stricte, voilà bien un point qui aurait pu intéresser l’extraordinaire poète carcassonnais, le « cathare d’aujourd’hui » René Nelli. Mais il n’en fut rien. Bien au contraire, le maître du Génie d’Oc dit du grand prédécesseur médiéval : « C’est un poète « obscur ». Mais son trobar clus — trop formel — ne montre pas de grandes qualités d’invention ni même un sens très profond de la poésie. » Pour cet hommage très personnel, en vers cette fois-ci, Franc Bardòu a choisi de montrer au maître Nelli que le maître Daniel méritait peut-être un peu plus d’attention, notamment en raison de la force symbolique et hallucinatoire de la structure si originale de cette cançon, qui, bien plus tard seulement après la mort de son auteur, s’appellerait un jour sextine et se transmettrait alors comme la forme fixe qu’elle est devenue… Il faut dire que René Nelli cherchait en tout poème la « poésie ouverte » établie sur les images de l’imagination universelle, nous acheminant vers l’entendement indicible de l’inconscient collectif, objectif typiquement surréaliste, bien peu compatible avec un formalisme trop strict. 

Et Bardòu s’est efforcé, dès l’origine de son périple en poésie, de suivre minutieusement l’objectif proposé par le maître carcassonnais et son précieux ami, Ferdinand Alquié, surtout à partir de 1995.

Cependant, à la pratique, il a pu mesurer que l’expérience sextinienne, parût-elle « trop formaliste » pour l’exploration surréaliste de l’inconscient, méritait d’être vécue, menée et répétée. Théoriser le résultat ainsi obtenu eût été un pari des plus hasardeux, mais la curiosité expérimentale de l’auteur s’y est trouvée récompensée par bien des surprises sémantiques, imaginatives et, parfois, spirituelles. 

Il est apparu que, finalement, tout l’enjeu d’une lecture de sextine pourrait bien être de parvenir à placer l’entendement du lecteur dans un fonctionnement un peu voisin de celui que les mystiques des Indes obtiendraient par la pratique du mantra. Un mantra est une formule, une prière courte, plus ou moins claire et plus ou moins close, dont l’effet spirituel s’obtient par la répétition, jusqu’à en perdre complètement le sens premier, dans l’espoir d’en obtenir l’effet sémantique second — un hyper-sens ? —indicible mais tangible. Sans prétendre avoir réussi à obtenir assurément un tel effet avec d’humbles sextines, Bardòu a été porté à penser que c’est sur un tel cheminement que le grand René Nelli aurait peut-être dû s’engager pour pouvoir s’approcher de la substance même des formes si strictes et spectaculaires du maître Arnaut Daniel. Qu’aurait-il pu alors en dire de savant ? Car, enfin, que dire de l’indicible ? Sur le chemin horizontal opposant le sens au contre-sens, comme le juste au faux ou le beau au laid, le maître carcassonnais aurait peut-être alors pu se trouver saisi, comme, espérons, vous le serez vous-même, à ce carrefour qu’est la sextine, par l’autre chemin, celui, vertical qui relie le non-sens, l’absurde, à l’hyper-sens, comme le néant à l’Être, un hyper-sens indicible, certes mais immédiat, total, et quelquefois expérimentable dans nos cœurs ; un sens muet, que nul ne saisit, mais qui saisit, quand il le veut, s’il le veut, celle ou celui qu’il veut. Alors, surtout, ne pas fermer la moindre des six portes…

Ne manquez pas non plus de remarquer, sur la couverture de ce court mais dense volume, le vertigineux tableau, intitulé « La danse des prêtresses », signé de la peintre Hélène Rejembeau.

Poèmes extraits du recueil

Poème I

Limpide et pure

« Quelle sera l’issue entre le Scylla de la négation du monde et le Charybde de son affirmation ? »

Carl-Gustav Jung
in Les métamorphoses de l’âme et ses symboles

Glisse la brise, l’onde limpide court claire entre les cailloux, et chante comme moi. Dès le matin, la voix du merle tinte d’un air ardent, ivre de sa lumière, puisque le premier rayon de soleil peint et délivre la cime du hêtre, et puisque le jour sourd et monte.

Avec le temps suave sourd et monte l’obscur désir de forger, longue et limpide, cette chanson, qui creuse et délivre mon cœur, jusqu’à lancer, céleste, ma mélodie vers ma dame si confuse et si pure : pour qu’elle entende bien comment mon amour tinte !

Car mon amour tinte d’aube et entend bien sa voix, puisqu’il monte avec elle, voix de poitrine altière, chaude et pure, voix de brouillard d’une âme blonde et limpide : avec mon sonnet, je sais que ma dame chante sa jubilation, sa foi, et qu’elle délivre le soleil.

Tant elle prend le monde, le dore et le délivre, qu’avec sa voix, il tinte de cette transmutation ! Donc, pas à pas, le grand chant lance sa mélodie, baisse où elle descend, et gravit où elle monte : jusqu’au miroir de la fleur frêle et limpide dont la racine est le nuage si pur.

Tout comme la fleur, Dame pure, vous vous ouvrez au chant qui pétrit et délivre la brise et le ruisseau, la terre blonde et limpide. Tout comme la fleur, un léger parfum tinte autour de vous, qui par le vers monte au ciel, changeant en or ma mélodie.

Puisque est d’or cette mélodie, je vous la donnerai, posée sur la pure brise parce qu’elle respire et monte avec le jour et l’amour, et parce que, avec le cœur et le corps, elle forge et délivre aussi bien le pur baiser que sa sève qui tinte, qu’avec vous je boirai, à l’obscure et limpide source.

Chant du Cers suis-je, qui chante, raconte et délivre tout ce qui d’amour tinte de cœur et de corps, et qui, d’amour, enivre Dame limpide.

Poème IX

Verticale

« Jésus a dit : Beaucoup se tiennent à la porte, mais ce sont les solitaires qui entreront dans la chambre nuptiale. »

Anonyme gnostique
in Évangile de Thomas, 75

« C’est qu’il y a deux Églises : l’une fuit et pardonne, l’autre retient et écorche… »

Jacques Autier
in Déposition de Pierre Maury devant l’inquisiteur Jacques Fournier

Redressé seul sur l’abîme, je sais mieux que toi ce que l’ombre nous conte : elle a vu charger les hordes du Chrisme, dans un cri sauvage qui monte de la plaine, pendant que le vent apaise ton visage dans l’or du soir à la saveur si rare.

Pris d’une très rare peur, il faudra bien que tu plonges dans l’abîme, et que tu salisses enfin de boue et de terre ta face, puis que tu prennes corps — comme me le conte l’oiseau — pour te dresser sur le grand chemin qui monte vers tes biens saisis par ceux du Chrisme.

Le Chrisme sera ton signal, pour y voir clair dans une trop rare lumière : quand les eaux obscures montent entre tes os, il faut bien savoir d’où t’appelle l’abîme et, sans mentir, la pierre aveugle me conte chaque déluge que boira ta face.

Mais la pluie sera ton visage pour étouffer le grand feu que le Chrisme avait mis — comme me le conte le vent — à ta maison, à sa douceur si rare. Tu seras flamme, montant droit sur l’abîme pour ensemencer le jardin qui remonte du ciel.

Plus fort que jamais, en toi, monte le vent du temps, car il sculpta ta face ébranlée, au fin fond de l’abîme. Le voici, éblouissant, ce Chrisme, avec sa force si vive et si rare qu’il puise en toi — tout comme la mer me le raconte.

Comme te le conte le chant du Cers, tu dois connaître l’orage qui monte en toi. Il va déshabillant l’or de ta rare poussière, pour porter à l’infini la splendeur de ta face et faire tomber les hordes du Chrisme au plus profond des vertiges d’abîme.

C’était là un conte de peur, pour que monte à ta face la grande lueur qui fera fuir le Chrisme dans l’onde rare, aux confins de l’abîme.

Poème XI

De la finitude des choses

« Mais toutes les émanations hyliques de l’Arrogant l’entourèrent, et cette grande Puissance de lumière à la face de lion avala toutes les Puissances qui étaient en Sophia, elle purifia sa lumière, elle l’avala, et quant à sa matière, elle fut jetée dans le Chaos, elle devint un Archon à face de lion dans le Chaos, ayant une moitié de feu et une autre moitié de ténèbres (…). Quand donc ces choses eurent lieu, Sophia devint faible, grandement… »

Valentin,
in Pistis Sophia

Un sonnet à vous m’envoie tout endetté, autant de joie que de peine, car, debout, tout seul sur la scène,  nul ne sait plus si celle que j’aime fort est sainte, divine ou vénale. Je chante d’amour bien trop loin de sa cabane perdue, là-bas, au beau milieu de la lande.

Et j’ignore où est la lande de celle qui m’envoie à vous chanter mon amour d’elle : nul ne m’a dit où se cache sa cabane. La peine qui m’en vient en est grave et poignante : je m’en vais cherchant, en forêt comme en scène, son nom de reine et ses désirs honnis.

Car on la croit putain sordide, en un bordel caché loin dans la lande, puisque son corps ne m’est donné qu’en scène dans l’illumination du désir qui commande ; mais il m’en provient autant de jalousie que de peine : combien sont-ils à se rêver eux-mêmes amants en sa cabane ?

Or sachez bien qu’en une telle cabane pue très fort tout sexe puant offert à tous. De là provient toute peine amère : elle peut bien m’appeler, m’égarer dans sa lande ! Mon joyeux sonnet lui envoie sans relâche tout ce qu’est amour, que devant vous, sur scène, je chante.

Lorsque à mon tour je quitterai la scène, ma dame aimée aura délaissé la cabane. Je reviendrai alors de là où Dieu m’envoie, sans me soucier qu’elle soit vierge ou pute. Je ferai brûler les broussailles de la lande qui déjà me déchirent de deuil et de peine.

Il ne me fera nulle peine de la savoir mettre ma vie en scène, car elle aura quitté le désert de la lande. Pour me rencontrer, elle oubliera cette cabane où, chaque nuit, tous la prenaient pour pute, en l’âpre feu où l’enfer vous renvoie.

Vous aurez bien de la peine si vous revenez à sa cabane, en noire lande : elle n’y sera plus pute, tout comme en scène elle me prie de vous le dire.

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