Chute au fond du temps
Dans ce recueil de 23 poèmes, l’auteur tresse l’anxiété de la précarité et de la mort promise à toute chose vive avec des gerbes de mots que le temps cristallise. L’ouvrage a été dédié à un père mort un quelques jours avant que l’œuvre apparaisse, vêtue de son manteau de deuil. Les poèmes se répartissent en deux chapitres d’inégales dimensions, en une longue première partie intitulée « Trop tard », et une brève partie finale nommée « Trop tôt », deux constats qui insémine chaque poème d’une note très nocturne, sinon chtonienne. La progression s’y trouve éclairée par des rencontres plus ou moins habituelles, comme celle d’Emil Cioran bien sûr, car le titre du recueil ne va pas sans renvoyer à celui d’un ouvrage de ce mélancolique penseur. Mais vous y croiserez également l’hispanophone Miguel Hernández, les italophones Salvatore Quasimodo et Cesare Pavese, les germanophones Gertrud Kolmar et Bertolt Brecht, le francophone Damien Saez et les lusophones Nuno Júdice, João Vário et Luisa Neto Jorge. Comme souvent, ici aussi, Franc Bardòu s’efforce d’étendre au monde entier ses sources d’inspirations littéraires.
Vous y retrouverez, comme d’habitude, un arrière-plan métaphysique gnostique, une révolte obstinée contre la nature malveillante de ce monde et des sociétés humaines devenues de gré ou de force toujours plus modernistes jusque à l’ineptie. Le regard de l’auteur, probablement obscurci par l’autoritarisme ultralibéral et les menaces fascistes de son temps, en voit s’empeser plus encore le manteau déjà plombé du deuil qui l’accablait.
Au carrefour des lendemains — qui pour toujours demeureront des songes, au gré d’un Tout-possible éternellement en train de naître, mais que jamais nous ne verrons advenir — et des hiers — qui nous sont déjà définitivement perdus au gouffre du passé Tout-puissant, insaisissable et stérile —, la poésie de Franc Bardòu s’est posée là pour goûter la mesure de nos finitudes et de l’incertitude consubstantielle au fait-même de respirer, de devenir en ce monde voué à la lutte, à la souffrance et finalement à la mort, pour tenter de se trouver une raison de croire encore.
Poèmes extraits du recueil
« No podrá con la pena mi persona
rodeada de penas y de cardos :
¡Cuánto penar para morirse uno! » (1)
Miguel Hernández
in El rayo que no cesa
Trop Tard
Poème 2
À peine on se rencontre
à l’aube, il est trop tard.
Au deuil du crépuscule,
où l’on s’est vu, défaits,
les chairs déjà griffées
aux ronces des départs,
égrenant un à un
les soupirs de l’absente
et du désir perdu
d’encore l’embrasser,
pour un dernier soupir,
pour un regard ultime.
À peine on se rencontre
à l’aube, il est trop tard.
Au deuil du crépuscule,
accablés de dépit,
nous nous sommes posés.
Et l’un consolait l’autre.
Mais il était trop tard
et toi aussi, tu pars.
Je n’aurais plus que vent,
qu’azur et certitude
de rester là, tout seul,
désormais, dans la peau
de l’exil, du dégoût,
ne fût-ce point l’amour,
la Dame ; c’est la nuit
qui conterait le deuil
auquel donc se résume
d’errer de par ce monde
où, à peine tombés,
le temps de se croiser
dans l’aube fugitive,
il est déjà trop tard.
(1) « Le chagrin aura raison de ma personne / ceinte de chardons et de peines : / que de tourments avant que d’expier ! »
« Puisque ici il faut faire des bilans et du chiffre,
Sont nos amours toujours au bord du précipice.
N’entends-tu pas ce soir chanter le chant des morts
Ne vois-tu pas le ciel à la portée des doigts ?
Jeunesse lève-toi ! »
Damien Saez
in Jeunesse lève-toi
Trop Tard
Poème 16
C’est trop tard pour offrir
ton amour et ton cœur
à ceux qui sont partis
à l’autre bout du monde
et trop tard pour cueillir
les fleurs qui, hier, poussaient
sur le bord des rivières,
puisque la crue, l’orage
les auront emportées.
Trop tard pour savourer
la lumière d’avril
quand l’été si cuisant
torture de douleurs
la terre dévastée,
et trop tard pour sentir
les parfums de ses fruits
pourris aux pesticides.
Trop tard tard pour deviner
les sommets du pays
se dessinant au ciel
du lointain de tes jours
désormais corrompus
de brumes, de poussières,
de gaz nauséabonds
qui te rongent la gorge.
Trop tard pour inventer
un nouvel art de vivre,
un nouvel art d’aimer
de partager, de plaindre.
Trop tard : ils ont éteint
la lumière aux ténèbres,
pour lui substituer
trois pièces à un pendu.
Avant que ne chante le coq,
maintenant tu peux renier
tout ce que tu veux ! Désormais
les oiseaux ont cessé leurs chants,
pour laisser hurler les machines
à entasser l’or des vipères
sur ta chair et sur ta sueur,
dans un monde bientôt exsangue.
« Per tutti la morte ha uno sguardo.
Verrà la morte e avrà i tuoi occhi.
Sarà come smettere un vizio,
come vedere nello specchio
remergere un viso morto,
come ascoltare un labbro chiuso.
Scenderemo nel gorgo muti. » (2)
Cesare Pavese
in Verrà la morte e avrà i tuoi occhi
Trop Tôt
Poème 5
Pour celui qui te voit partir pour nul ne sait
ni où, quand ni comment, vers le néant,
il est toujours trop tôt. Et les mains impuissantes
ne retiennent que vent de pollen, de poussière.
Qu’as-tu vu, éperdu, tandis que je semais
la stérile demande de ne point laisser seuls
ceux qui doivent rentrer d’où nous sommes venus,
devant le mur muet où s’écrasent nos cris ?
Le temps de me tourner pour appeler à l’aide
au désert libéral des humains égarés,
tu t’en étais allé comme change le vent.
Trop tard pour t’embrasse ; trop tôt pour nous revoir
hors de ce gouffre abscons où nous jète le temps.
Le temps de nous aimer, il est toujours trop tard.
(2) « Pour chacun la mort a un regard. / La mort viendra et elle aura tes yeux. / Ce sera comme se défaire d’un vice, / comme voir dans le miroir / revenir le visage d’un mort, / comme entendre des lèvres closes. / Nous irons dans le gouffre, muets. »
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